Tout lui souriait: il aurait pu devenir l'homme le plus riche du monde.

Gary Kildall
La première victime de Bill Gates.

C'est lui qui a inventé le système d'exploitation pour ordinateurs personnels P.c.
Il avait un ami...
qui l'a supplanté auprès d'I.b.m.

De notre envoyé spécial Bertil Scali

Partout, dans la Silicon Valley, on lui demandait : « Etiez-vous vraiment allé voler ce jour-là ? Est-il vrai que vous auriez pu être Bill Gates? » Ce jour d'août 1980, quand I.b.m. a voulu lui acheter son programme, Gary Kildall, le pionnier de la ruée vers l'informatique, a bien atterri à Pacific Grove pour négocier le contrat du siècle. Mais Bill Gates l'a coiffé au poteau en exploitant le clone de son système. Le patron de Microsoft a forgé la légende. Notre reporter a rencontré Tom Rolander, l'ami et l'associé de Gary Kildall. Il nous raconte la tragédie d'un homme qui a failli être roi.

Dans la Silicon Valley, la légende dit que Bill Gates est devenu l'homme le plus riche du monde le jour de chance où son rival est parti faire de la voltige aérienne. Bill Gates aime à rappeler cette histoire un peu vague mais qui fait rêver. Pourtant, l'homme qui aurait dû signer le contrat à sa place a bien existé. Il s'appelait Gary Kildall et il en est mort, anéanti par l'anecdote, poursuivi par elle jusqu'à la fin de ses jours.

Mais qu'en est-il réellement ?

8 juillet 1994, Monterey. Un bar. Un milliardaire qui gît devant, sur le pavé, à une encablure de ses anciens bureaux de Pacific Grove, autre petite ville attenante, comme Deauville et Trouville chez nous. Il est inconscient, vêtu d'un blouson de cuir Harley-Davidson, les cheveux mal coupés, la barbe en bataille, l'haleine alcoolisée. Trois jours plus tard, Gary Kildall meurt d'une hémorragie cérébrale. Il n'avait que 52 ans. Dans la semaine qui suit, ses deux enfants, Kristin et Scott, appellent les quelques personnes à qui leur père a envoyé ses Mémoires et leur demandent de les garder secrets. Ils ont décidé, sur les conseils d'amis et des avocats de Bill Gates, de ne pas les publier.

Mais qu'y avait-il dans ce livre?

18 octobre 2000, Pacific Grove. Tom Rolander était le témoin de mariage et l'associé de Gary Kildall. Dans le bureau de sa maison de cèdre rouge, parmi toutes sortes d'objets, souvenirs de ses années de jeunesse avec son ami - photos de mariage, le casque de pilotage de Gary, une maquette de son biplan... -, le manuscrit de 250 pages repose dans la bibliothèque. Hier, Scott, le fils de Gary Kildall, lui a téléphoné pour lui demander de ne pas m'autoriser à le lire. «Pourtant, moralement, rien ne lui interdit de m'en parler», me dit Tom. Les faits relatés dans ce testament, il les a lui-même vécus. Gary ne lui avait donné aucune consigne particulière.

Tom Rolander veut bien revenir sur les détails de cette triste histoire. A une seule condition: que nous visitions tous les lieux de l'époque et que nous reconstituions la fameuse journée que Bill Gates se plaît à relater à sa façon. Il veut m'emmener en avion dans le ciel brumeux de Monterey et de Pacific Grove, comme pour revivre la matinée où Gary Kildall n'a pas signé les papiers que lui proposait I.b.m. Il veut qu'on sache pourquoi, ce jour-là, Gary était au manche de son avion turbo Arrow avec lui. Il veut raconter comment Bill Gates a écrasé son ami, le ridiculisant, l'humiliant, pour mieux bâtir sa propre légende.

Bien sûr, depuis qu'il est richissime, depuis que le gouvernement lui intente un procès pour abus de monopole, Bill Gates est la cible de nombreuses critiques. Partout des hommes et des femmes se lèvent pour réclamer leur part du trésor. Mais l'histoire de Gary Kildall est différente. Car c'est bien son invention qui a fait la fortune de Bill Gates. Et il est mort de ne pas avoir supporté l'idée de cette fortune. Cela le hantait: aurait-il pu devenir l'homme le plus riche du monde?

Pacific Grove n'a guère changé depuis la splendeur de Gary Kildall. Seuls les noms sur les plaques de bronze des portes des maisons ont remplacé ceux de sa société Digital Research Inc. qui, étalée sur plusieurs pâtés, employait quelques centaines d'ingénieurs. Tout a été revendu depuis pour quelque 120 millions de dollars. Mais chacun se souvient d'un nabab: avions, jet privé à 3 millions de dollars, voitures de sport, Lamborghini Countach, Rolls-Royce, Corvette, limousines et formules 1, soirées fabuleuses et propriétés au Texas et à Pebble Beach... Kildall est peut-être le premier homme à avoir bâti une fortune dans la région depuis la ruée vers l'or. Au 801 Lighthouse Avenue, la maison où il a mis au point le système d'exploitation, le C.p./M. qu'allait copier Bill Gates quelques années plus tard - l'ancêtre du M.s.-Dos et donc du Windows de Microsoft, installé aujourd'hui sur 90 % des ordinateurs P.c. du marché mondial - est toujours là, abritée par un grand pin.

A bord du Navion 1948 de Tom Rolander, nous survolons les terres verdoyantes de la région, la côte rocheuse et boisée de Big Sur, dont Gary adorait raser les crêtes. «C'est une drôle d'histoire», commence Tom à travers son microphone...

La voici.

Comme Bill Gates, de treize ans son cadet, Gary Kildall a été élevé à Seattle dans un milieu relativement modeste. Ses parents dirigaient une école de navigation, le Kildall College of Nautical Knowledge. Enfant, il s'amusait à pirater les lignes téléphoniques de la maison pour écouter les conversations de sa soeur avec ses petits amis. Selon Tom Rolander, Gary écrivait ses codes pour le plaisir de l'invention pure et programmait comme il pilotait ses avions de voltige, en acrobate. Au début des années 70, il enseigne les sciences informatiques à l'U.s. Naval Postgraduate School, à Monterey. En 1972, il achète un microprocesseur Intel 4004 pour le «bidouiller». C'est à cette époque qu'il met au point son invention: un système pour contrôler toutes les fonctions de base du microprocesseur, le premier système d'exploitation pour P.c., le C.p./M. Il devient le standard. Gary Kildall et sa femme fondent la société Digital Research et vendent des licences du programme C.p./M. aux grands fabricants d'ordinateurs de la Silicon Valley. Ils détiennent bientôt plus de 90 % des 500 000 ordinateurs personnels. A cette époque, Gary Kildall n'a éventuellement qu'un seul rival : Apple.

Lorsque, en 1980, I.b.m., qui domine le marché des gros ordinateurs, décide de se lancer dans celui des machines personnelles, c'est logiquement le système C.p./M. que la firme décide de racheter - plutôt que de l'imiter.

Au lieu de s'adresser directement à Kildall, deux émissaires contactent Bill Gates, à Albuquerque, près de Seattle; ils croient que c'est lui qui détient la licence C.p./M de Gary. Comment I.b.m. a-t-il pu confondre les deux sociétés, celle de Bill Gates, Microsoft, et celle de Gary, Digital Research, située à quelques milliers de kilomètres de là? Vingt ans plus tard, le mystère demeure. Mais il se trouve que Bill Gates connaît bien Gary Kildall, dont les parents vivent à Seattle.

Bill téléphone à Gary. Il a un «gros client», lui dit-il, sans nommer I.b.m. Il lui demande «de bien le traiter». Deux heures plus tard, Gary reçoit l'appel téléphonique. Ce sont les hommes d'I.b.m. Ils sont à Seattle. Ils veulent venir le lendemain. «Nous avions déjà un autre rendez-vous organisé à Oakland, raconte Tom Rolander. Nous prévoyions d'y aller en avion tôt le matin pour être de retour vers midi. C'est ce que nous avons fait.» Les hommes d'I.b.m. n'ont pas l'habitude qu'on les fasse attendre, mais Gary Kildall est le créateur du C.p./M. et l'homme le plus riche de la région. Ils entament donc les négociations avec les avocats et les responsables du bureau de Digital Research, au 801 Lighthouse Avenue. Tom Rolander et Gary Kildall arrivent à midi, comme convenu. «La rencontre avait plutôt mal commencé, poursuit Rolander. I.b.m., alors tout-puissant, proposait des règles de confidentialité unilatérales difficilement acceptables. Tout ce que nous pourrions dévoiler au cours de l'entretien serait considéré comme public, la présence d'I.b.m. resterait confidentielle.» En l'absence de Gary Kildall, Dorothy, sa femme, et Gerry Davis, l'avocat de Digital Research, refusent de signer cette clause. Kildall accepte finalement de le faire et commence l'entretien. «Il voulait en finir. Il n'aimait pas les manières prétentieuses de ces grandes sociétés. Ces deux types en costume-cravate foncé étaient vraiment tout ce qu'il détestait. Il voulait en venir au fait. Nous avons alors découvert qu'I.b.m. voulait acheter notre licence du C.p./M. une fois pour toutes et la rebaptiser C.p.-Dos. Nos affaires, excellentes à l'époque, étaient fondées sur le principe des royalties, exactement comme le fait aujourd'hui Bill Gates, Microsoft, avec Windows. Signer avec I.b.m. nous aurait obligés à laisser tomber tous nos clients. Et rebaptiser notre système d'exploitation, c'était renoncer à notre marque.» On en reste là et on décide de se revoir.

Le mystère s'épaissit. Au même moment, la société de Gary Kildall est en conflit avec une autre société, Seattle Computer Products . «Un de nos clients commençait à revendre des copies de notre système d'exploitation sous le nom de Q-Dos. Nous allions les attaquer en justice quand nous apprenons que Bill Gates a racheté ce Q-Dos et l'a revendu à I.b.m.» Paul Allen, l'associé de Bill Gates, connaissait bien Seattle Computer Products. En septembre 1980, quelques jours après la visite d'I.b.m. à Pacific Grove, il a acquis pour Microsoft la licence de Q-Dos pour la somme de 75 000 dollars. Gerry Davis, l'avocat de Gary Kildall, appelle I.b.m. pour lui notifier qu'il va intenter un procès. I.b.m. s'inquiète. Que se trame-t-il alors entre I.b.m. et Bill Gates? Gary Kildall ne le saura jamais précisément. Mais lorsque les hommes d'I.b.m. reviennent à Pacific Grove, le ton n'est plus le même.

«Cette fois-ci, nous discutons. Ils nous proposent de prendre notre licence C.p./M. et nous annoncent leur décision: ils vont sortir leur ordinateur sans système d'exploitation. Et ils proposeront deux systèmes d'exploitation différents. Le nôtre, le C.p./M 86, et celui de Bill Gates, rebaptisé P.c.-Dos. Le consommateur choisira. Les émissaires acceptent toutes nos conditions: royalties et notre nom sur notre système. Gary et moi, nous nous regardons: "C'est parfait. Voilà comment nous aimons faire des affaires." Les hommes d'I.b.m. nous disent alors: "Il y a une condition. Vous nous laissez utiliser le P.c.-Dos sans nous attaquer pour contrefaçon." C'était plus difficile à avaler, mais ils étaient prêts à nous payer un bon prix. Nous allions pouvoir nous battre à la loyale contre Microsoft. Bref, nous acceptons...» Les deux associés de Digital Research ne se doutent de rien. Surtout pas d'un piège. Le jour du lancement, ils se précipitent dans un magasin et découvrent la vérité. I.b.m. propose bien l'ordinateur dans une boîte et les deux systèmes d'exploitation dans deux boîtes différentes, mais celui de Digital Research Inc. coûte 260 dollars contre 40 dollars pour celui de Microsoft. La mort programmée.

Dix ans plus tard, Tom Rolander semble toujours sous le coup de l'émotion. A bord de son avion, nous longeons la côte. En approche de la piste, je lui demande: «Qui a décidé du prix?

- Nous ne savons pas.

- Bill Gates, I.b.m.?

- Je ne sais pas. Cela a probablement été le plus grand choc de ma vie. Nous avons été tellement naïfs...

- Qu'avez-vous essayé de faire?

- Nous les avons contactés pour faire baisser le prix de notre produit. On ne nous a jamais rappelés. Au début, nous avons pensé qu'I.b.m. n'aurait peut-être pas le succès qu'ils espéraient. Nous avons essayé de nous concentrer sur la prochaine génération de systèmes d'exploitation. Mais, à la fin de l'année, il était clair que nous étions passés à côté du marché du siècle...

Une histoire n'a besoin que de 10 % de vérité pour être une bonne histoire: Gary est bien parti en avion, mais le rendez-vous à Pacific Grove a bien eu lieu. Seulement, Bill Gates était déjà un génie des affaires, il savait depuis le début qu'I.b.m. serait un succès. Il a su ne pas laisser passer l'occasion. Ce n'est pas à cette époque que Gary Kildall a sombré dans l'alcool et la dépression, mais le mal était en lui. Il n'a pas pu admettre que Bill Gates avait su comprendre mieux que lui le futur de l'industrie informatique. Et l'idée de ne pas être devenu l'homme le plus riche de la planète allait le détruire.

Au début, Gary Kildall semblait s'amuser de sa mésaventure. Mais, au fil du temps, les légendes s'affermissent: l'histoire d'un homme qui a raté la fortune à cause d'une balade dans les airs. Quand il rencontrait un inconnu, la première question était toujours: «Etiez-vous vraiment en avion le jour où I.b.m. est venu?» Puis, les journaux ont commencé à écrire que, s'il n'était pas allé voler ce jour-là, il serait devenu Bill Gates, le multimilliardaire. La question lui est lentement devenue insupportable. «Gary faisait partie de ceux qui aiment comprendre à quel moment les grandes personnalités prennent la décision qui va les rendre célèbres. Pour Bill, c'est incontestablement le jour où il a fait cette affaire avec I.b.m. Et c'est aussi à ce moment-là que la chance de Gary a tourné. Bien sûr, il était millionnaire. Mais la comparaison ne tenait pas. Et plus la fortune et l'influence de Bill Gates grandissaient, plus cela l'obsédait. Jour et nuit, le film de cette journée repassait dans sa tête. Il n'était même plus question d'argent. Ce qui le blessait, c'était la légende. Gary avait le sentiment qu'on n'accordait plus aucune importance à ce qu'il avait accompli.» Pourtant, les deux rivaux resteront amis pendant plusieurs années. C'est en 1986 que la raison de Gary Kildall commence à se délabrer. Il vient de réaliser une encyclopédie sur C.d.-Rom pour la société Grolier et organise une conférence. Alerté, Bill Gates, qui n'a encore jamais produit de C.d.-Rom, organise sa propre conférence et propose à Kildall d'en être l'invité d'honneur. Etrangement, Kildall accepte et abandonne la sienne. «J'y étais, se souvient Tom Rolander. Après, nous sommes allés dîner chez Bill. Et nous avons repris l'avion. Gary a alors réalisé qu'il avait encore été manipulé. Et à quel point Bill Gates pouvait être agressif dans les affaires.» Quelques mois plus tard, l'université de Washington organise une cérémonie d'anniversaire. Gary, ancien élève de cette institution, est sans conteste celui qui a accompli le travail le plus remarquable. On l'invite. Il découvre alors que l'orateur principal de la fête est Bill Gates. Gary enrage, harcèle de coups de fil les responsables de l'université: Bill n'y a jamais appartenu. On en convient mais on lui dit que le patron de Microsoft est très généreux. Gary veut s'expliquer à la tribune. Il se ravise. C'est alors qu'il décide d'écrire ses Mémoires. Il y consacrera les dix-huit derniers mois de sa vie. Vertige. La légende insoutenable. Où qu'il aille, où qu'il soit, il y a toujours quelqu'un pour lui taper sur l'épaule et lui demander si l'histoire de l'avion est vraie. Alors, il s'est replié sur lui-même. «Moi-même, je le voyais moins. C'était très triste. Il était difficile d'ouvrir un journal sans voir la tête de Bill ou un article sur sa fortune. Comment ignorer cela? L'histoire était récrite. Alors que Gary avait créé de ses mains cette technologie, Bill était partout présenté comme le père de l'industrie informatique. Puis Gary a commencé à avoir des problèmes de santé. Des arythmies du coeur. Il ne pouvait plus voler. Les nuages étaient l'un des derniers lieux où nous pouvions nous retrouver. Et un soir, un peu avant minuit, il est tombé dans la rue, en sortant d'un bar. On l'a emmené à l'hôpital. Rien. Il y est retourné trois jours plus tard. Et il est mort là, cette nuit de juillet 1994, d'une hémorragie interne.» Qu'en sera-t-il des Mémoires de Gary Kildall? «Je doute que ses enfants les publient jamais, estime Tom Rolander. Probablement parce qu'ils craignent le pouvoir de Bill Gates. Je pense que si Gary était vivant, il les aurait publiés sur Internet. Et cela ne m'étonnerait pas qu'ils s'y retrouvent un jour. Le matin de la mort de Gary, j'ai envoyé un e-mail à Bill Gates. Je n'ai jamais eu de réponse.»


La première victime de Bill Gates
- Gary ecrivait ses codes pour le plaisir de l'invention pure